Force de dissuasion
Une œuvre pleine de fougue et de sensualité. C’est votre pitch ? Il n’est pas terrible ; franchement, vous commencez très mal. Avez-vous solidement considéré la chose, en avez-vous parlé à votre femme, à vos sœurs même cadettes, à vos amis peut-être ? Vous vivez seul ? Je m’en serais doutée. Et permettez-moi de vous dire qu’à votre âge, c’est regrettable, d’autant que vous n’êtes pas laid. Trente-trois ans ? Vous faites beaucoup plus. Mais vous avez de jolies dents pour un célibataire. Bien sûr que c’est un compliment.
Mais un roman, franchement, ce qu’il ne faut pas entendre. Et écrire, écrire tout court, pourquoi cela, vous l’êtes-vous demandé ? Vous me faites rire, savez-vous ? Vous débarquez, fleur-au-fusil-sourire-Colgate, au rez-de-chaussée de l’immeuble que, je le découvre maintenant, nous habitons ensemble, pour me demander tout à trac de vous aider à pondre votre premier chef-d’œuvre. Rien que ça. La démarche est timide, mais l’intention est claire : un chef d’œuvre, parfaitement ! Et vous précisez bien : le premier. Laissant entendre qu’il y en aura d’autres, le doute n’est pas permis, ne niez pas. Que des best-sellers. Vous en êtes en tout cas persuadé. Mais dites-moi, jeune homme, qu’avez-vous jamais écrit ? Racontez-moi un peu vos faits d’armes, que je sache à qui j’ai affaire. Poésies, d’accord, je m’y attendais, aucune surprise de ce côté. Théâtre, très bien, c’est classique, il est toujours bon d’en tâter. Nouvelles, pourquoi pas - mais cela ne se vend pas, vous devez le savoir, bien sûr. Et tout cela a été publié, n’est-ce pas ? Vos œuvres. Poésie, théâtre, et le reste. Publié, rassurez-moi. Comment ça, non ? Comment ça, tout est encore dans vos tiroirs ? Et vous tenez un journal intime ? À votre âge ? N’en dites pas plus, cela devient gênant. Monsieur, je vais être brutale : il faut franchir le pas. Maintenant. Jetez tout et tournez la page – ou bien passez professionnel. J’entends par là abandonner le reste, laisser tomber la vie et vous fondre corps et âme dans l’œuvre qui vous tient à cœur, si tant est qu’elle y soit réellement accrochée. C’est manichéen, j’en conviens, tout ou rien, mais la méthode a fait ses preuves. Par l’absurde quelquefois, il y en a qui ont tout largué pour écrire, et on n’a plus jamais entendu parler d’eux, l’absurde c’est qu’il y a là de quoi faire un formidable roman. Ne haussez pas les épaules, c’est très beau, l’absurde, il suffit simplement d’y croire, et quelquefois de s’y tenir.
Et malgré cela vous insistez, Monsieur ? Un roman, avec ma main sur votre épaule pour guider votre plume. C’est mal dit, mais très drôle.