Ambiguïtés de l'ubiquité
Inactuel. Résolument inactuel. Désespérément inactuel. Je me suis juste trompé d’époque. Mes collègues n’en savent rien : ils croient que je travaille avec eux, mais en fait, je suis pigiste à la Revue Indépendante. Parfois même, quand la chance me sourit, je parviens à glisser quelques vers dans La Plume.
Le midi, quand les bureaux se vident et que mes voisins filent au self moi je m’éclipse. Je casse généralement la croûte avec Huysmans, dans un petit troquet douteux, près du Jardin du Luxembourg. Il me parle de ses travaux en cours, de ses démêlés avec cet emmerdeur de Bloy. Quand il s’emporte, il tire nerveusement et comiquement sur son bouc de satyre.
Puis, lorsqu’il me reste un peu de temps avant de retourner travailler, je siffle rapidos une absinthe ou deux avec ce pauvre vieux Verlaine qui accuse de plus en plus le coup. Il radote un peu, cause de Dieu, de Rimbaud qui s’est bien foutu de lui. Que voulez-vous, les jeunes ne respectent plus rien. Ils écoutent du rock et lisent des mangas. Il en a même vu un, l’autre jour, qui pensait que Paul Fort était une marque de bière. Putain de décadence ! Même les poètes ne savent plus faire d’alexandrins…
Et quand vient le soir et que l’allumeur de réverbères commence à slalomer entre les calèches avec son allume gaz, j’attrape mon gibus, je range mes protèges coudes dans mon tiroir, et je file chez moi. Parfois, j’entends des klaxons qui se répondent par-delà les fortifs : quelques apaches qui s’accrochent, probablement...
Ce soir l’air est doux et il n’y a rien à la télé. Après manger, si Jean Lorrain est libre je lui enverrai un mail : nous irons traîner dans quelques caboulots sordides, humer le fumet rance de syphilitiques danseuses. Nous rentrerons fourbus et un peu gris, au milieu de la nuit, dégoûtés de nous-mêmes mais prêts à remettre ça dès le lendemain !
Quelques heures de sommeil suffiront, et tout recommencera : rasage, petit déjeuner, lecture du dernier numéro de la Revue des deux Mondes. Demain, par exemple, je sais déjà que la journée sera bonne : le midi, je doit manger avec mon vieux pote Jules (Laforgue) qui prépare ses malles pour partir en Allemagne !