Dégrossir le trait
Vous acquiescez. Tant mieux. Vous comprenez ce que je veux dire, et si bien maintenant que vous écrivez sans discontinuez : Caroline, avec sa fantaisie toute neuve, n’a soudain plus rien à voir avec la secrétaire pâlotte et mal fagotée que vous aviez commencé à dépeindre. Voici que vous entrez dans ses délires. Doucement, ne forcez pas le trait. Travaillez un peu le vocabulaire, trouvez les mots qu’il faut pour donner corps à sa rêverie. Vous invoquez le fantasme, il semblerait que vous ne puissiez vous empêcher de recourir aux solides ficelles de l’érotisme, terrible handicap si vous voulez m’en croire, vous ne me facilitez pas la tâche ! Allons, soyez plus fin, il y a d’autres ressorts ! Vous persistez ? Très bien, je fermerai les yeux pour cette fois tant je vous vois inspiré et prêt à prendre cet envol qui vous manquait jusque là. Allez-y, décollez. Ce n’est peut-être pas si mal, après tout. Caroline prend de l’épaisseur de manière inattendue, s’élève au-dessus de sa médiocre condition, et…
Fouette, cocher !
Stop.
Je me doutais que vous iriez trop loin. Vous en faites trop. Elle rêve, dites-vous ? Elle parle dans son sommeil ? Au bureau ? C’est complètement idiot, personne n’y croira : réveillez-là et poursuivez. En supprimant le cocher. Le fouet aussi, bien sûr. Il nous faut une histoire. Qui tienne un peu debout. Mais oui, tout simplement, et ne m’accusez pas d’être classique, rétrograde ou pragmatique. Vous écrirez du Kafka quand vous serez Kafka. Maintenant, taisez-vous et travaillez.
Face-à-face obligé de vos deux créatures. D’accord, il faut qu’elles se rencontrent, ces prémisses sont incontournables. Des dialogues, vous avez raison, il en faut ; mais n’en abusez pas, vous risquez d’épuiser vos personnages avant même de leur avoir donné corps. Patricia prend un pli nouveau, Caroline se révèle, elles s’extirpent soudain de la masse de leurs pareilles. Si vous faites ce qu’il faut on se souviendra d’elles, que ce soit en bien ou en mal n’a aucune importance, l’essentiel c’est l’impact, l’habileté de la frappe et l’effet de surprise, le ravissement qui s’ensuit, et la page qui se tourne comme d’elle-même…
Mon bavardage vous agace ? Mes discours vous déconcentrent? Dans ce cas, brisons-là, comme on disait en d’autres temps où la littérature n’était pas un vain mot et les littérateurs de vulgaires pisse-copies. Je vous laisse à votre brouillon et à vos incertitudes. Restez en panne. Bientôt, vous serez désespéré, croyez-m’en, et vous jetterez tout, mon intervention aura au moins servi à cela. Car, pardonnez ma sincérité, j’avoue caresser l’idée de vous dissuader d’écrire. À tout jamais peut-être, je vois grand.
Vos mains tremblent et vous serrez les dents. …La tentation est forte de broyer entre vos doigts vos héroïnes de papier, vous m’en voulez, n’est-ce pas, et cependant ma proposition vous semble, soudain, parfaitement envisageable. Car à quoi bon écrire, un roman qui plus est ? Surtout quand on ne s’en sent pas la fibre, et qu’on n’en a pas le talent ?
Alors adieu. Cette rencontre aura été brève, mais en tous points intéressante et, contre toute attente, très utile : j’aime l’idée d’avoir pu vous sortir d’un mauvais pas, vous allez enfin pouvoir revenir à une vie normale. Allumez la télévision et ouvrez une bière, la vraie vie recommence !