Histoire du mardi 24 qui prouve, si besoin en était mais comme promis, la véracité de celle racontée le mardi 17…
Ça se passe encore dans ma maison. Désolé, mais je ne bouge pas beaucoup ces temps-ci, de vaches maigres et de rigueur hivernale.
Ma maison est en bois, comme la plupart de celles des villages qui jalonnent la frontière orientale de la Pologne.
De l’autre côté de la rivière… Mais vous savez déjà tout ça.
J’étais donc en train d’allumer le chauffage et comme la réserve de bois est quasiment épuisée, je pensais que, fort heureusement, le printemps serait bientôt de retour. Dès ce matin en effet, sur la plus haute branche de l’arbre le plus haut des halliers qui jouxtent mon territoire, une grive litorne était venue et avait modulé de superbes vrilles en direction du ciel bleu.
On a soudain frappé à ma porte et j’ai regardé par la fenêtre. Oui, dit comme ça, ça fait un peu bizarre comme réaction… Pourquoi ne pas regarder par la porte si c’est à la porte qu’on frappe ? Parce que c’est une grosse porte pleine, voilà tout. Alors si on frappe à ma porte, je regarde par la fenêtre. Si on frappe à ma fenêtre, je ne regarde pas par la porte, rassurez-vous. Elle est pleine, je vous dis, on ne voit rien au travers.
Faut tout vous dire…
Donc, je regarde par la fenêtre : Surprise ! Il neige, il neige à gros flocons et le crépuscule est déjà tout blanc, tout livide… Le printemps c’est pas pour demain, que je me dis, morose, et la grive et ses vrilles se sont fourvoyées et moi en même temps. Comment je vais faire, moi, si j’ai plus de bois pour me chauffer ? Il va falloir que je…
Oui mais pendant que je suis là, retenu à la fenêtre par mes considérations angoissées, le visiteur s’impatiente sous la tempête neigeuse et pousse la porte. Ah, salut ! C’est mon vieux voisin, Stanisław, celui de l’histoire de mardi. Vous vous souvenez ? Bon.
Sa lourde pelisse et sa chapka sont complètement enneigées et il s’ébroue à son aise pendant que je prépare le thé. Je lui propose une cigarette et on discute un peu. Je lui dis mes angoisses de chauffage. Il dit que c’est rien, faut pas que je me tracasse, ça ne va pas durer, on est en mars quand même ! Il ne fera pas en dessous de zéro, malgré la neige et la pleine lune qui arrive…Lui, il en a connu des grands froids ! Et le voilà qui, parti sur le froid et la pleine lune, se met à me raconter la même histoire qu’en janvier et que je vous ai racontée, moi, mardi dernier. Au détail près, tout, les gants, les barbelés, les 100 roubles sous la lune, ce que le camarade Sergueï a dit, mot pour mot, et ce qu’il a répondu, lui !
Alors moi je dis que si un vieux gars peut raconter deux fois une même histoire qui s’est passée il y a cinquante ans avec la même précision de détails, c’est que l’histoire est absolument vraie.
Et vlan ! La voilà, ma preuve. Irréfutable !
Je vous sens bouche bée, tout votre scepticisme anéanti. Allons, allons, remettez-vous… On va pas en faire une histoire, de cette histoire !
Donc, moi qui suis un garçon poli et qui aime bien mon voisin, je fais semblant d’écouter pour la première fois, je suis suspendu à ses lèvres, je m’exclame aux bons endroits, je ris comme un bossu à la chute. Mais comme je me sens faux-cul quand même, je crois bon de rajouter, pour faire diversion, ah, cette époque communiste, ça ne devait pas être tous les jours dimanche !
Stanisław dit que bon sang de bon sang, non, c’était pas rigolo tous les jours et que…Tiens, une fois, qu’il dit…Tu peux pas savoir comme les flics étaient des nigauds sous ce régime de flics !
Un soir, à Varsovie, pendant que j’attendais mon bus à l’entrée du pont Poniatowski, je vois deux flics sur ce pont qui étaient penchés et qui regardaient la Vistule.
« Sous le pont Poniatowski coule la Vistule,
Et nos amours… »
que je me mets à réciter comme un âne et Stanisław se trouble, légèrement hébété.
Je m’excuse et, sirotant une petite gorgée de thé comme sirotent les vieillards, du bout des lèvres tremblantes, il continue que les deux flics ramassaient des pavés et les jetaient un à un dans le fleuve. C’était vraiment curieux.
Il était fort intrigué, Stanisław. Alors il s’est approché doucement, faisant mine de rien, regardant au ciel la couleur des nuages et sifflotant un petit air de folklore russe… Plouf ! Plouf ! que ça faisait, et les deux pandores à chaque fois mettaient leurs poings sur les hanches et hochaient la tête, comme des benêts perplexes. Stanisław s'est approché encore, toujours le nez dans les nuages, et il a bien entendu un des flics qui disait à l'autre :
- Camarade Bogdan, j’ai vu et compris beaucoup de choses dans ma vie. Mais ça… J’comprendrai jamais comment des pavés carrés comme ça réussissent à faire des ronds dans l’eau !
- Moi non plus, camarade Marek, qu’il a dit, l’autre, et il a jeté un énième pavé dans la Vistule et il s’est penché encore plus, bouche bée.
Celle-là, je sais pas si elle est vraie. Faudra que je vérifie. Je vais justement à Varsovie cette semaine et je passe par ce pont.
Je vous dirai mardi s’il est bien exact qu’ils font des ronds dans l’eau, les pavés du pont Poniatowski.