La vieille école
Il y en a deux. Deux femmes. Deux beaux morceaux, précisez-vous. Comme si cela pouvait me mettre dans de meilleures dispositions envers ce que personne n’appelle encore votre œuvre. Morceaux, non mais quelle prétention ! Dans le gîte, je suppose ? Vous êtes mal tombé, je suis végétarienne. Et disposée surtout à lutter contre l’avilissement de la femme par son image. Celle que vous lui donnez. Par vous, j’entends les hommes. Mais non, pas féministe, tout juste raisonnablement humaine, tous sexes confondus.
Et pourtant, me voilà prête à vous aider, à vous seconder s’il le faut dans votre vocation farcesque... Je plagie parfois très indistinctement des auteurs morts, il faudra vous y faire, quelques-uns bougent encore en dépit des années qui, le temps de se retourner, deviennent déjà des siècles. Tout cela pour vous dire que j’accepte. Oui, j’accepte de vous aider, faites-vous à l’idée d’en ignorer la raison, tout comme il vous faudra sans commentaire aucun accepter mon verbiage. Le secret de cette entente muette ? Sans doute cette lueur obscure dans vos yeux, ou bien plus simplement la longueur de vos cils, leur épaisseur nocturne, cette douceur enfantine qu’ils donnent à votre regard. Ou encore la largeur peu commune de vos épaules, j’ai un faible pour les carrures de boxeur, enfin, allez savoir, moi je renonce.
Eh bien, c’est d’accord. Nous ferons donc affaire. Une toute petite affaire, bouclée tant bien que mal, et aussi vite que possible, j’ai d’autres chats à fouetter de mon côté, un livre sur le feu, le dix-huitième, je ne le dis que pour vous impressionner, et je suis certaine d’y parvenir, tant vous me semblez sensible aux chiffres. Mais j’aime mieux vous prévenir, au cas où cela vous aurait échappé : je suis de la vieille école, celle qui embête ses élèves en leur serinant qu’elle est obligatoire ; celle qui ressasse, qui répète à l’envi que c’était mieux avant, celle qui croit dur comme fer à la beauté de l’accent circonflexe et du subjonctif imparfait, à l’utilité du point-virgule, à la nécessité du travail, au décompte des pieds jusque dedans la prose. À l’occasion, il se pourrait même que je cite Boileau, vous voici prévenu.
Et vous êtes encore là. Vous me voulez vraiment ? Moi, moi, et rien que moi ? Un mètre cinquante cinq pour quarante-huit kilos, sur la pente douce de l’âge, celle de l’autre versant, côté nord ? Avec mes petites manies, mes petites rides et mes emportements futiles ? Avec ma foi en l’homme qui très souvent vacille ?… Fort bien, je vous suis, et notez que vous l’aurez voulu, ne venez pas vous plaindre une fois que je vous aurai mis le nez dans le vif du sujet : je ne demandais, moi, qu’à ignorer votre existence, mais puisque vous persistez, allons-y. Où habitez-vous ? …Dans ce cas, prenons l’ascenseur, c’est un étage de trop pour moi.
Nous y sommes. C’est bien là ? Septième gauche, mais oui, je vais entrer, ne poussez pas. Laissez-moi voir… type 2 assez mal tenu, propre à grand peine, on sent l’effort occasionnel, consenti de mauvaise grâce juste avant la visite, le fatras quotidien rangé à la va-vite ; vous êtes célibataire, incontestablement, votre habitat le prouve. C’est votre droit le plus strict, moi-même voyez-vous, un jour peut-être, je vous dirai pourquoi et comment l’âme sœur m’a définitivement lâchée… Mais revenons à votre affaire, et montrez-la moi, si petite soit-elle. Et n’abusez pas de mon langage, je vous sens tenté de dépasser mon propos, ou de lui infliger des orientations discutables. Vous avez un côté facétieux, et même pas l’excuse de la jeunesse. Côté attirant sans doute, et je ne serais pas la dernière à y succomber si je n’avais pas renoncé à toute faiblesse, mais côté qu’il faudra dépasser à tout prix si vous voulez percer et faire recette : le potache ne paie pas. D’ailleurs il cherche comme vous un travail mieux payé, et il y a fort à parier que lui, au moins, n’ambitionne pas de publier un roman, ce qui m’ôte une épine du pied : imaginez, si tout le monde se mettait à écrivailler en réclamant mon aide ?
Montrez-moi, maintenant, ne soyez pas timide. Surmontez vos complexes, que diable, ou je m’en vais ! Vous m’aviez parlé de deux femmes : où sont-elles ? Au fond de ce tiroir ? Faites-leur prendre l’air, je suis garde la sortie. Je plonge, j’analyse, et je vous dirai mon fait. À condition qu’il y en ait un.