Chroniques d'un super-héros, 3
Je dois donc parler des Chapuis. Nicole et Jean-Pierre Chapuis. Ils se sont installés il y a six mois, et, depuis six mois je ne dors plus, ou si peu. Ces abrutis font constamment couler de l’eau : douches, bains, vaisselle, machines à laver, ménage, toujours à des heures indues. Quand ils s’ennuient, qu’ils ne savent plus quoi faire, ils ouvrent un robinet et regardent le spectacle. Ces gens dilapident notre eau, bousillent nos réserves aquifères, de vrais criminels… J’avoue néanmoins que l’avenir de la Terre, le développement durable et la couche d’ozone importent peu quand il s’agit de mon sommeil. Passablement perturbé en temps ordinaire, celui-ci est littéralement massacré le mardi, jour où Monsieur Chapuis, qui se double d’un sportif, d’un Indiana Jones à la petite semaine, pratique l’escalade. Il se rend pour cela dans quelque gymnase suburbain où il transpire (de manière excessive). Rétif aux douches collectives, et sans doute un peu pudique, ce que je pourrais comprendre, Monsieur voisin a de quoi être complexé, il attend son retour au domicile pour laver son corps ingrat. Il est exactement 23h00 quand cet alpiniste en chambre ouvre sa porte et salue sa dulcinée. « Bonsoir chérie… » Je l’entends depuis mon lit. Il lui fait un smack baveux et se dirige vers la salle de bains. Monsieur se regarde dans la glace, fait tomber ses frusques sur le sol et monte dans la baignoire. Il y en a pour une demi-heure. Vas-y que je me savonne, je me frictionne, je suis un vrai maciste, un gladiateur invincible, je chante, je parade, je fais le beau.
Mon train de sommeil est englouti par ses cataractes, lessivé par son Niagara… Je fais des bonds dans mon lit et j’attends la suite. Car ce n’est pas tout, il y a une suite, et quelle suite... Après avoir replacé le pommeau de douche, séché sa peau acnéique truffée de furoncles, Monsieur Chapuis enfile ses chaussons et s’engage dans le couloir. Ce devrait être enfin la paix, ce moment magique où tout habitant, s’étant courageusement acquitté d’une journée de labeur, ayant fait ses courses, payé ses impôts, écrit à sa vieille mère esseulée dans quelque province éloignée, balayée par les vents, bref, au moment où même les guerres s’arrêtent, Monsieur Chapuis éteint l’interrupteur. Et c’est la barbarie. Je ne sais pas lequel saute le premier sur l’autre. L’impression est un peu confuse depuis ma chambre à coucher. Je l’imagine ôter lascivement sa petite culotte, bazarder son soutien-gorge et, libérant sa poitrine opulente, rejoindre son grimpeur nullement fatigué par sa séance. Il y en a pour des heures. Ça crie, ça gémit, le sommier a comme des hoquets. Je dois reconnaître que j’ai trouvé ça plutôt excitant la toute première fois. Puis je me suis lassé. Pas eux. J’ai souhaité à plusieurs reprises leur faire une réflexion quand je les croisais dans l’escalier, sans jamais oser. Comment leur dire qu’il fallait renoncer à l’orgasme ? Venant d’un célibataire comme moi, quadragénaire effacé au physique quelconque, le teint pâle, les épaules étroites, une paire de lunettes sur le pif, ils auraient pris ça pour de la jalousie, pour de l’aigreur sexuelle. Pourtant ce n’est pas le cas. Croyez-le ou non, j’avais eu mon lot du Kama Sutra avec Gilberte, peu de temps auparavant. Mais ils ne connaissaient pas Gilberte, ils se moquaient de mes insomnies.
Ils étaient bien partis ce soir-là et j’ai compris que les galipettes allaient durer plus que de coutume. Je commençais à bouillir, à m’échauffer. Je repassais dans ma tête les événements de la journée, la tête de Madame Humbert, que son mari devait consoler à l’instant même, les regards des collègues, la déférence des passagers du RER, la banlieue rayonnante… Pourquoi s’arrêter en si bonne route ? Qui m’interdisait de continuer ? J’ai enfilé un jean et je me suis engagé dans l’escalier. On discernait leurs râles dans tout l’immeuble, à ces primates. On avait l’impression d’être dans La Guerre du feu. Je suis parvenu sur leur palier un peu essoufflé mais déterminé. J’ai laissé mon cœur se calmer et, après une pause symbolique, la tachycardie s’estompant, asséné des coups violents sur la porte. Les cris ont cessé. Moment de stupeur. J’ai perçu des chuchotements. Trois nouveaux coups. « J’y vais… » Des bruits de pas en direction de l’entrée. La porte s’est ouverte, dévoilant Monsieur Chapuis en caleçon, les cheveux en bataille. Il a tenté d’ouvrir la bouche, mais je ne lui ai pas laissé le temps de placer un mot. Voilà exactement ce que je lui dis : « C’est fini maintenant, Chapuis, les ablutions nocturnes… Vous m’avez bien entendu : fini ! Il faudra vous laver le matin ou arrêter de grimper la nuit. D’ailleurs, pour ce qui est de grimper, il faudrait aussi être discret avec votre femme, on n’en peut plus d’entendre Raquel Welch hurler : mettez-lui un coussin sur la tête, ça vous évitera de voir sa tronche, ou retenez-vous ! »
C’est sorti comme ça, d’un trait, sans que je contrôle quoi que ce soit. Je ne sais pas qui parlait pour moi.
J’aurais tellement aimé être filmé, j’aurais souhaité qu’on m’enregistre, frappant à la porte de Monsieur Chapuis, lui claquant le bec ; j’aurais dû convoquer une équipe de techniciens, caméras, lumières et micros à l’épaule, pour immortaliser l’exploit… Ah ! ça devait être quelque chose, quel dommage qu’on ne puisse pas se voir dans ces moments-là.
J’ai regagné mon domicile avec calme, dignité, et me suis resservi un verre de Porto. Ma victoire m’avait tellement excité que je n’ai pas réussi à trouver le sommeil : qu’importe, j’investissais dans mes nuits futures. Je m’endormais enfin quand le réveil a sonné : il était 6h45.
(…) A suivre